C’était le temps béni où les étrangers étaient appelés à grands cris pour venir prêter main forte, une époque où la main d’œuvre se faisait rare et celle des marocains était la bienvenue surtout au prix où elle était payée.

Dans les années ’70, 2.000 marocains quittent le Royaume pour rejoindre la France suite à la signature d’une convention entre les deux pays. Ils ont été engagés avec un CDI de droit privé par la SNCF pour l’assemblage des trains dans les gares de triage, un travail trop dur pour les français.
Des années plus tard, au moment de prendre une retraite bien méritée après un travail harassant, les cheminots se rendent compte que la France les a bernés.
Une pension ridicule, résultat des sacrifices pour toutes ces années de misère, où cantonnés aux postes de qualification de bas niveau, ils ont été les béni-oui-oui d’une France aux abois. La promesse de garantir «l’égalité des droits de traitement» au même titre que les français n’a bien sûr pas été tenue.

En 2015, plus de 830 cheminots marocains portent plainte pour discrimination contre la SNCF. En septembre de la même année, le Conseil des prud’hommes leur donne raison et la compagnie ferroviaire est condamnée à verser entre 150.000 et 230.000 euros à chacun des «chibanis».
Malheureusement la SNCF fait appel du jugement rendu en première instance et le montant des dommages et intérêts s’élevant à 170 millions d’euros est suspendu par le conseil des prud’hommes de Paris.
Deux ans plus tard, les «indigènes du rail» sont de retour devant les tribunaux pour réclamer une nouvelle fois justice. Selon l’avocat du Défenseur des Droits, ce dossier « pas totalement étranger à notre histoire coloniale », « dit quelque chose de la France d’aujourd’hui ». « C’est une affaire qui résonne car la SNCF a mis en place une sorte de préférence nationale » qui « doit cesser ».

Abdel E. 62 ans l’un des «chibanis» livre dans un témoignage poignant son histoire depuis ce jour de 1973 où il quitte son petit village marocain alors qu’il est encore qu’un jeune adolescent.

« En 1973, j’avais 19 ans. Je vivais dans mon petit village du nord du Maroc, non loin de Tétouan, que rien ne m’incitait à quitter. J’avais une maison et la plage à proximité. Pourtant, j’avais envie de découvrir le monde. Dans un petit coin de ma tête, je me demandais comment c’était derrière la mer, là-bas, à une vingtaine de kilomètres. Je savais qu’il y avait l’Espagne, d’où venaient mes ancêtres. Ça piquait ma curiosité.

Un soir, alors que je rentrais de la plage, j’ai vu que le chef du village m’attendait. On était en très mauvais termes, je me suis demandé ce qu’il me voulait. À l’époque, il aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de moi. “Tiens, j’ai un bon truc pour toi. Un contrat de travail à la SNCF, à Paris !”

Je lui ai dit que je n’étais pas intéressé, il a pété les plombs. J’avais mon confort ici, je n’avais aucune raison de m’en aller. Mais en même temps, je commençais à comprendre que je ne pourrais pas y passer ma vie. Quinze jours après, j’étais dans le bureau du recruteur de la SNCF pour un entretien.

On a fait une partie d’échec. J’étais nul aux échecs. Il m’a demandé si j’avais déjà travaillé. Évidemment que non. Il voulait juste vérifier que je comprenais ce qu’on me disait. Je n’étais pas très motivé, il l’a bien compris. Alors il m’a sorti le grand jeu : “La SNCF c’est bien, c’est Paris ! C’est le cinéma, les jolies filles, tout ça !”. Un copain, qui était pressenti aussi, m’a dit : “Viens, si ça te plaît pas, tu reviendras”.

À l’été 1973, on est parti de Casablanca, on a pris le train à travers l’Espagne et la France. C’est comme ça que je me suis retrouvé gare de Lyon. Je suis monté au secrétariat, j’ai tendu mon papier d’embauche. La dame m’a regardé en me disant : “On n’embauche pas les mineurs, ici”. C’est vrai que je faisais très jeune. Après vérification, on a signé les papiers. Les quarante-trois années qui ont suivi, j’ai travaillé pour la SNCF.

Le premier jour, on m’a présenté un lit au milieu d’un dortoir à Bercy. On m’a dit que c’était le mien. J’ai commencé à pleurer. Moi qui avais toujours vécu dans une maison, j’avais soudainement l’impression de me retrouver en prison. J’ai protesté, demandé une chambre individuelle. Ils m’en ont trouvé une dans un foyer de travailleurs célibataires. Tout le monde picolait, vomissait dans les escaliers. Les problèmes ont commencé.

Je ne savais pas en quoi allait consister mon travail. J’ai commencé par faire trois mois de stage, ensuite j’ai été affecté à l’accrochage de trains. On était en plein hiver, il faisait froid, c’était vraiment très difficile. Ensuite, j’ai été affecté au tri du courrier à la gare de Lyon. Ça ne me plaisait pas du tout, je ne voulais pas rester là. Mes chefs s’en sont rendu compte, c’est comme ça que je me suis retrouvé finalement à la manutention.

Le quotidien à la SNCF est devenu très dur. C’était comme dans la savane. Il y avait la grande plaine, les lions, les lionnes, les guépards, les loups et les gnous… qui nourrissaient tout le monde. Les gnous, c’était nous. On faisait le sale boulot, on se faisait engueuler pour un oui, pour un non. À un moment, j’ai craqué. J’ai posé ma démission, qu’ils ont refusée. Ils n’avaient pas envie que j’essaie de négocier mon départ. Ils étaient prêts à me laisser partir sans rien, mais j’avais deux enfants à nourrir. Donc je suis resté.

J’ai tenu parce que j’ai commencé à avoir une vie, en parallèle de la SNCF. Dans mon village du nord du Maroc, on n’était pas très bons en français, on était plutôt en contact avec l’espagnol. J’ai donc décidé d’apprendre vraiment le français et de me payer des études. J’avais l’esprit vif, j’étais quelqu’un de très sociable, j’avais envie de rencontrer des gens. Au bout de trois ou quatre ans, j’ai passé les examens d’entrée de l’université tout en continuant à travailler à la SNCF.

Je faisais partie de ce qu’on appelle “la réserve”. Je travaillais volontairement la nuit, les week-ends et les jours fériés, pour pouvoir aller en cours le jour. Je ne partais pas en vacances non plus. Physiquement, c’était très dur. Les profs me disaient qu’ils n’avaient jamais vu ça.

À Paris III, j’ai commencé par suivre un cursus de civilisation du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Ensuite, j’ai soutenu une maîtrise en analyse du discours et sociolinguistique appliquée à l’histoire. Puis, j’ai réussi à entamer des recherches doctorales et reçu la nationalité française. Ça m’a pris treize ans, mais j’ai fini par soutenir ma thèse, en 1992. J’en suis sorti littéralement épuisé. Menant de front ma vie à l’université et mon travail à la SNCF, je n’avais plus de forces.

À Paris VIII, où j’avais été transféré entretemps, j’ai fait la connaissance d’un linguiste qui voulait me proposer un poste d’assistant, à la condition que je publie un livre en amont. Le problème, c’est que je vivais vraiment au jour le jour, je n’avais ni le temps, ni l’argent pour me le permettre. Il fallait que je puisse subvenir aux besoins de mes enfants. Je ne pouvais abandonner ni mon salaire, ni ma protection sociale. Je me suis retrouvé coincé.

Entretemps, la SNCF a signé des contrats avec les pays du Golfe. Naïvement, j’ai écrit un e-mail à Guillaume Pépy en lui disant qu’avec mon excellent niveau d’arabe, j’étais disposé à accompagner ou encadrer les ingénieurs sur place. Je voulais sortir de mon quotidien de galères et de brimades.
Mon e-mail a été transféré à la directrice régionale, qui m’a dit de “faire reconnaître mes diplômes”. Le seul diplôme que j’avais, c’était un doctorat de l’université française, dont les photocopies certifiées finissaient à la poubelle : “Vous n’êtes pas là pour être cadre”.

Je me suis donc retrouvé à former des gens amenés à devenir mes supérieurs hiérarchiques. Ils avaient beau faire des erreurs, je n’avais soudainement plus la possibilité de me faire entendre parce que j’étais sous leur autorité, ou parce qu’ils trouvaient des soutiens autour d’eux. Quand j’ai obtenu la nationalité française, j’ai demandé à être intégré à la SNCF avec un statut de cheminot. En vain. Ça ne les a jamais empêché de me faire rester la nuit jusqu’à pas d’heure quand un train arrivait en retard, ou de me demander de gérer des erreurs d’aiguillages avec les moyens du bord. Chaque jour apportait son lot de mauvaises surprises.

Je me suis demandé comment une entreprise d’État pouvait organiser la ségrégation entre ses employés. Un jour, j’ai eu un accident du travail. Je me suis rompu les ligaments croisés. Je me suis retrouvé devant le médecin du travail de la SNCF, qui m’a regardé en me disant : “Moi monsieur, je soigne les cheminots”. N’ayant pas le statut de cheminot, je ne pouvais le consulter en dehors d’une visite d’aptitude. Non seulement je ne bénéficiais pas de la couverture sociale spécifique des cheminots, en plus, je n’avais pas accès aux infrastructures de soin de l’entreprise.

J’ai vraiment failli tout envoyer balader, surtout pendant les dix dernières années. À la SNCF, les emplois sont répartis en catégories qui vont de A à H, de la base au sommet de la pyramide hiérarchique. A, B et C correspondant au collège dit “exécution »” D et E au niveau maîtrise, F, et H, les cadres. J’ai demandé un certificat de travail à la SNCF (le résumé de mes affectations depuis 1973). Je n’ai rien compris de ce que j’ai lu, ça ne correspondait pas à la réalité des postes que j’avais tenus. Même si j’avais travaillé comme maîtrise ou cadre, j’étais payé en B. J’ai rarement gagné plus de 1500 euros par mois.

J’ai bien essayé de me syndiquer, mais ça n’a pas duré longtemps. Un jour, on m’a dit que les gens comme moi “ne devaient pas prétendre à avoir les mêmes droits que les autres”. J’ai rendu ma carte directement.

J’ai quitté la SNCF il y a deux ans. Jamais je ne me serais cru capable de tenir jusqu’à la retraite. Il y a trois ou quatre ans, j’ai entendu par des collègues dans la même situation que moi qu’une plainte était en train de se former. J’ai décidé de constituer un dossier. Pas que j’avais un quelconque espoir de toucher quoique ce soit, je voulais simplement faire du bruit. Que les gens se rendent compte de la situation. Je ne pensais pas que la justice nous écouterait, j’étais assez désespéré.

En 2015, le dossier est passé devant la justice. Quand la SNCF a été condamnée, je me suis dit : “Enfin, il reste un peu de justice dans ce pays”. Après, l’entreprise a fait appel. Ça m’a remis un coup, je pensais que l’État allait mettre tous les moyens pour se protéger. Aujourd’hui, j’ai de l’espoir parce que je pense qu’on a réussi à montrer l’absurdité de nos histoires devant la cour d’appel.

J’ai beau avoir passé quarante-trois ans de ma vie à travailler pour la SNCF, l’expérience a été si désagréable que j’ai beaucoup de difficultés à me souvenir de ce que j’ai fait là-bas. Aujourd’hui, je regrette d’y être resté. Si j’avais eu de l’argent, j’aurais continué dans la voie universitaire. Seulement, c’est trop tard.

Je ne m’attends pas à toucher une somme mirobolante. Si jamais je devais avoir quoique ce soit, une bonne partie irait aux impôts et à nos avocats. Le reste sera pour mes deux petits-enfants. Mon bonheur, c’est eux. Moi, je n’en ai plus rien à foutre, j’ai déjà perdu ma vie. » (Source : leplus.nouvelobs)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît tapez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici